A la ligne (Feuillets d’usine)

L’adaptation d’un unique roman… Celui de Joseph Ponthus, décédé le 24 février 2021. Succès littéraire et d’édition ayant eu de nombreux prix.

Dire « À la ligne »…
Raconter… « À la ligne ».
Porter sur un plateau les mots et les maux de Ponthus…
Faire un corps à corps avec sa prose, charrier ses carcasses comme lui-même charriait les blocs de viande,
Avec sa poésie, son humour, sa légèreté, sa simplicité, son évidence… Trouver le dépouillement et la sincérité de cette ligne… Écrite sans jugement.
Comme un rapport, une autopsie, avec la beauté en creux, la mort en plein,
Jouer avec la parole et le corps pris dans ce ballet ubuesque et quotidien des travailleurs de l’absurde,
En première ligne d’une guerre totale, sans cesse renouvelée,

Une danse macabre, un charnier de l’absolu et du dérisoire, en amont de cette chaîne industrielle et alimentaire qui abreuve nos réseaux de distribution et d’alimentation…

Création 2022

D’après A la ligne – Feuillets d’usine de Joseph Ponthus (Editions La Table Ronde)

Adaptation, mise en scène et interprétation : Mathieu Létuvé
Collaboration artistique : David Gauchard
Création et musique live électro : Olivier Antoncic
Création lumières, régie et regard : Eric Guilbaud
Régie son : Renaud Aubin
Construction scénographie : CPR Louviers

 

Production Caliband Théâtre

Co-production Centre Dramatique National Normandie Rouen, Ville de Marcoussis, Théâtre Juliobona de Lillebonne
Partenaires Curieux Printemps de Rouen, Espace Culturel François Mitterrand de Canteleu, Théâtre Montdory de Barentin, Cie Dodeka Sous les Pylônes de Coutances et la Maison de l’Université de Mont-Saint-Aignan.
Le spectacle a reçu le soutien de La Compagnie Commédiamuse – Espace Rotonde – Petit Couronne et de l’Espace Culturel Philippe Torreton – Saint-Pierre-lès-Elbeuf.

Revue de presse

Chantier de culture / 3 janvier 2023

Aux prémices d’une grande tournée nationale, dès le 03/01/23 à Lillebonne (76), Mathieu Létuvé interprète À la ligne, feuillets d’usine. Entre réalisme et poésie, une émouvante adaptation de l’ouvrage de Joseph Ponthus décrivant son quotidien de travail à la chaîne dans les usines agro-alimentaires.

Noir de scène, court silence puis une salve d’applaudissements… Rassemblé dans la salle de l’Union locale CGT de Rouen, à l’invitation du Centre dramatique national de Normandie, le public est debout pour saluer la prestation de Mathieu Létuvé ! Dans une subtile féérie de sons et lumières, le comédien a mis en scène les maux et mots de cet intérimaire enchaîné sur les lignes de production des usines agro-alimentaires. Entre réalisme et poésie, une adaptation émouvante et puissante d’À la ligne, feuillets d’usine, l’ouvrage remarqué du regretté Joseph Ponthus.

Désormais, on ne travaille plus à la chaîne, mais en ligne… Normal lorsqu’on va à la pêche (!), un peu moins lorsqu’il s’agit de trier des crustacés ou de vider des poissons, pas du tout lorsqu’il faut découper porcs et vaches dans le sang, la merde et la puanteur ! En des journées de 3×8 harassantes, épuisantes où bosser jusqu’à son dernier souffle vous interdit même de chanter pendant le boulot. Homme cultivé et diplômé, éducateur spécialisé en quête d’un poste, nourri de poésie et de littérature, Joseph Ponthus n’est point allé à l’usine pour vivre une expérience, « il est allé à l’embauche pour survivre, contraint et forcé comme bon nombre de salariés déclassés », précise Mathieu Létuvé. « La lecture de son livre m’avait beaucoup touché, il m’a fallu faire un gros travail d’adaptation pour rendre sensible et charnelle cette poétique du travail », poursuit le metteur en scène et interprète, « il raconte l’usine en en faisant un authentique objet littéraire, une épopée humaniste entre humour et tragédie ».
La musique électronique d’Olivier Antoncic en live pour scander le propos, des barres métalliques pour matérialiser la chaîne ou la ligne, des lumières blanches pour symboliser la froideur des lieux… Au centre, à côté, tout autour, assis – courbé – debout – couché, un homme comme éberlué d’être là, triturant son bonnet de laine qu’il enlève et remet au fil de son récit : tout à la fois trempé de sueur et frigorifié de froid, tantôt enflammé et emporté par la fougue et le vertige des mots, tantôt harassé et terrassé par les maux et les affres du labeur ! Entre mots et maux, dans une économie de gestes et de mouvements, le comédien ne transige pas, Mathieu Létuvé se veut fidèle aux feuillets d’usine de Joseph Ponthus, un texte en vers libres et sans ponctuation : de la poésie la plus touchante au réalisme le plus cru, du verbe croustillant de Beckett ou Shakespeare à l’écœurement des tonnes de tofu à charrier, des chansons pétillantes de Trenet ou Brel à l’odeur pestilentielle des abattoirs ! À la ligne ? La guerre des mots contre les maux, de l’usine à tuer de Ponthus dans les années 2000 à la tranchée d’Apollinaire en 14-18 : entre la merde et le sang, les bêtes éventrées et la mort, le même champ de bataille à piétiner du soir au matin. Convaincant, percutant, en ce troisième millénaire Mathieu Létuvé se livre cœur à corps en cette peu banale odyssée de la servitude ouvrière. Le public emporté par ce qu’il voit et entend plus d’une heure durant, magistrale performance, l’interprète ovationné !
Pour Mathieu Létuvé, ce spectacle prend place dans la lignée de ses précédentes créations : dire et donner à voir l’absurdité d’un monde qui nie l’existence des sans-grades, mutile les corps, leur dénie toute humanité et dignité… « Dire tout ça, le politique – l’absurde – le drôle – le tragique, le rythme et la beauté d’un texte à la puissance épique comme un chant de l’âme et de nous, les sans costards et sans culture » ! Il l’affirme, telle affirmation ne relève pas de la posture, c’est un engagement au long cours que d’inscrire ses projets dans une démarche d’éducation populaire. La représentation dans les locaux de la CGT ? « Une date très forte, une grande charge émotionnelle pour moi de se sentir ainsi en communauté avec le public ».
Une soirée exceptionnelle aussi pour Handy Barré, le « patron » de la CGT locale, pour qui cette représentation avait une saveur particulière ! Lui-aussi a connu les horaires postés, le travail à la chaîne et ses effets pervers… Son seul regret ? N’avoir pu programmer la pièce pour deux ou trois représentations supplémentaires, « la salle comble, la centaine de spectateurs heureuse, un spectacle qui parle fort aux salariés et fait marcher leur imaginaire, un moment extraordinaire ». La CGT n’en est pas à son coup d’essai, « lors de notre congrès, nous avons accueilli La clôture de l’amour, la pièce de Pascal Rambert. Le syndicalisme se doit de porter les questions culturelles », souligne Handy Barré, « elles participent de l’émancipation des salariés, notre commission Culture y veille ». Les projets de la CGT de Rouen ? « Mettre en scène les lettres de Jules Durand, ce syndicaliste havrais injustement condamné, organiser un événement à l’occasion de l’Armada 2024 »… À l’image de leur responsable local, des syndicalistes rouennais pas seulement à la ligne, surtout à la page !

Culture et syndicats, les enjeux

Ancien responsable de la Commission confédérale Culture de la CGT, engagé au sein du CCP, le Centre de culture populaire de Saint-Nazaire (44), Serge Le Glaunec livre ses réactions à l’évocation de la représentation d’À la ligne.Les enjeux d’un dialogue entre artistes et militants, de la rencontre de l’art avec le « petit peuple », d’un outil collectif pour partager les expériences.  

« Le récit de cette représentation théâtrale dans les locaux de l’Union locale de Rouen invite à la confiance. Bien que rien de cette nature ne soit évoqué, elle n’a pu exister qu’à la faveur de liens tissés dans le temps entre un Centre dramatique national et des militants de la CGT. Car une telle initiative ne se décrète pas. Elle ne peut être la décision de l’une ou l’autre des parties. Elle est certainement le fruit d’un long processus et de volontés tenaces portées par une reconnaissance, une confiance mutuelle, des dialogues renouvelés sur cela et sur tout, sur tout et sur rien. Il ouvre à une part essentielle de la responsabilité syndicale en matière d’émancipation individuelle et collective du monde du travail. Comme l’écrit Jacques Rancière, « l’émancipation des travailleurs c’est leur sortie de l’état de minorité, c’est prouver qu’ils appartiennent bien à la société, qu’ils communiquent bien avec tous dans un espace commun ».

Cet espace commun, il peut être la rue ou la presse. Avec une intensité particulière, il se joue dans le domaine de la création artistique. L’art offre des formes, des représentations de ce qui fait la vie. Il y a un enjeu de reconnaissance et de transformation sociale, en particulier lorsqu’il révèle les vies les plus modestes ou ce qui se joue sur le lieu du travail. L’œuvre, alors, force le regard, interroge et agrandit le réel. Le quotidien des vies simples est valorisé, renforçant son statut d’espace d’intervention, de création. Le geste est interrogé. Les espoirs et les doutes sont revisités. L’épaisseur des vies reconnues invite à s’y engager à nouveaux frais. En cela, la rencontre de l’art et du « petit peuple » est à proprement parler un acte révolutionnaire. D’aucuns l’ont compris à en juger, par exemple, à la levée de boucliers qu’a suscité le prix Nobel de littérature d’Annie Ernaux.
Le Canard enchainé / juillet 2022
A la ligne,
devant lui défilent des niagara’s de crevettes, de bulots, de poisson pané, puis de morceau de viande de barbaque, avant de disparaître prématurément, l’ami Joseph Ponthus (il avait collaboré au Canard) a livré un ouvrage saisissant, fraternel, unique et merveilleux pour ses jours et ses nuits passées à travailler en interim et à la ligne (on ne dit plus à la chaine) dans plusieurs usines de Lorient.A la Manufacture, Mathieu Létuvé joue seul et se met en scène(avec la collaboration artistique de David Gauchard). Il s’est adjoint la complicité du musicien Olivier Antoncic aux manettes  de ses machines électroniques, en fond de scène.
Pour figurer l’atelier, des rangées de tubes au néon montée sur roulettes. Létuvé met dans son personnage une ironie légère, un décalage sarcastique qui n’enlève rien à la sincérité de Ponthus, sa pudeur et son impudeur, tout ce qu’il a vu et senti et cherche à nous dire sur le travail, la domination, ses collègues, l’amour de sa vie, de son chien, ses larmes de fatigue, tout cela en ressort magnifié, magnifique.
C’est réussi, c’est drôle, c’est bouleversant.