Le Petit Bulletin / Benjamin Mialot
Faites entrer l’accusée
Adoptant à bras le corps le chaotique « Ekaterina Ivanovna » du Russe Leonid Andreïev (1871 – 1919), David Gauchard signe un spectacle d’une sidérante âpreté.
Dans Des couteaux dans les poules, ancien spectacle de la compagnie L’unijambiste inédit à Grenoble, Vincent Mourlon interprétait, avec une intensité si redoutable qu’on se demande encore s’il était dans le sur-mesure ou dans la composition, un médiocre laboureur dont la femme s’éveille au langage et au désir au contact d’un meunier lettré. Dans Ekaterina Ivanovna, cette semaine à l’Hexagone, il campe un peintre hâbleur aux mœurs marginales qu’éclabousse l’effondrement du couple d’un ami député accusant avec une violence meurtrière sa femme d’adultère. Et sa prestation fait sourdre un doute similaire…
Car tel est le théâtre de David Gauchard, le metteur en scène derrière ces distributions, depuis la fin de sa trilogie shakespearienne qui le vit rajeunir des tragédies du barde d’Avon avec une malice confinant à l’insolence.
Une conséquence directe de sa décision de réinterroger son art est de le confronter à des auteurs plus contemporains : hier David Harrower, aujourd’hui Leonid Andreïev, sulfureux et pourtant méconnu dramaturge russe dont il adapte ici l’un des textes les plus féroces, rendant à ses comédiens une place que la vidéo et la musique avaient parfois trop tendance à leur ravir. Même si, paradoxalement, c’est avec ce spectacle qu’il retrouve le guitariste et fidèle collaborateur de la compagnie Olivier Mellano.
Les compositions pour piano et ondes Martenot de ce dernier constituent les rares respirations d’un vaudeville dramatique qui, à mesure qu’il se déploie, ressemble à s’y méprendre à une dantesque descente aux enfers. Celle de Marie Thomas, formidable de renoncement dans le rôle de cette bourgeoise détraquée par la jalousie maladive de son compagnon – au point de s’abîmer dans la débauche –, et dont la performance (le terme n’est pas anodin) culmine en un monologue chorégraphié où, mi-combattante féministe mi-putain au bord de la crise de nerfs, elle vocifère toute la douleur qu’il y a à être une femme dans un monde d’hommes.
« Je voudrais que les hommes blêmissent d’effroi en lisant mon livre, qu’il agisse sur eux comme un opium, comme un cauchemar, afin qu’il leur fasse perdre la raison, qu’on me maudisse, qu’on me haïsse, mais qu’on me lise… et qu’on se tue » déclarait Andreïev dans son Journal. La rédaction, elle, décline toute responsabilité.
Le Populaire du Centre / Muriel Mingau
Ekatérina, beauté sombre et troublante
En montant « Etakétina Ivanovna » de Léonid Andréiev, David Gauchard fait découvrir une pièce singulière, troublante et belle. Ce texte est élégamment servi par l’intelligence créative du metteur en scène, mais aussi une superbe troupe, émouvante.
La pièce n’a rien de facile. Toutefois, elle est portée par David Gauchard et sa troupe de dix acteurs, avec une forme de grâce. Créée en 1912 à Moscou, elle raconte la descente aux enfers d’Ekatérina Ivanovna. Son mari, député, l’accuse à tort de le tromper. Il tire sur elle, la rate. Quelque chose se brise en elle. Elle s’abandonne à la détresse, se livre à la débauche. L’histoire est dure, la situation désespérée, l’univers sombre, comme l’esthétique sur le plateau. Dans cet écrin de noirceur, les acteurs portent la pièce avec un superbe engagement. Leur jeu farouche, qui néanmoins ne manque pas de nuances, balance entre vérité psychologique et expressionnisme. Ainsi, il touche et fait mouche, émeut. Il faut dire que tout en étant une peinture sociale, la pièce explore sans concessions le coeur et l’âme de l’individu. On pense à Tchekhov, en plus dangereux. On pense à Stinberg, Ibsen. Mais dans cette constellation d’auteurs, Léonid Andréiev est surtout lui-même, auteur à succès du XXè siècle, puis oublié. Cela trouve peut-être le public. Au fond, il ne sait pas exactement ce qu’il doit comprendre de cette pièce inconnue. Sans doute doit-il accepter de se laisser porter par sa poésie où percent maints questionnements existentiels. L’auteur fustige aussi l’humanité dans son égoïsme, sa cruauté, sa rage à détruire tout ce qui est beau, harmonieux. L’élégante mise en scène de David Gauchard est sombre, dépouillée, tout en lumières et musique. Elle accompagne avec délicatesse la chute de l’ange Ekatérina, jouée par l’étrange et fascinante Marie Thomas. Elle se livre totalement dans une ultime performance, choix esthétique d’une grande intelligence.
Partages / André Markowicz
extrait
Vous connaissez Ekatérina Ivanovna ?
Je rédige cet envoi à Limoges, où je suis venu hier pour voir la première de la mise en scène de David Gauchard. Ekatérina Ivanovna, c’est un nom, et c’est le titre d’une pièce de Léonid Andréïev. — Vous connaissez Léonid Andréïev ? — Oui, quand même un peu. Ses nouvelles sont parues, traduites par Sophie Benech, chez José Corti. « Ekatérina Ivanovna », c’est une femme, que son mari soupçonne d’adultère, et qu’au début de la pièce, il essaie de tuer, de trois coups de revolver — il la rate. Mais elle est morte. Et c’est, ensuite, l’histoire d’une femme mûre (en tout cas, pas une jeune femme), dans un monde d’hommes, et un monde d’hommes morts ; la transformation d’une femme vivante en femme morte — l’histoire de sa recherche de quelque chose de vivant, de quelque chose qui crève les apparences, qui permette de passer, quitte à casser l’immense baie vitrée et se fracasser dans la rue, du monde des morts au monde des vivants, une recherche évidemment absurde. Je ne vais pas vous raconter l’histoire — mais, réellement, c’est une très très grande pièce, écrite en 1912 par un des auteurs les plus célèbres de Russie à l’époque (le plus célèbre, peut-être), et jouée par le Théâtre d’Art.
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Je suis arrivé à la gare de Limoges, et il n’y avait pas Anton Kouznetsov.
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David Gauchard, je l’ai connu, je ne sais même plus quand, à la fin des années 90, il venait de quitter l’ERAC. Il était venu me voir à Rennes, et je me souviens, il m’avait sidéré, parce qu’il voulait monter Léonid Andréïev, non, pas Léonid Andréïev, mais cette pièce-là. Et moi, je voulais la traduire. Je voulais traduire — j’ai toujours voulu traduire — des pièces du répertoire russe en dehors de Tchekhov ou de Gogol. Parce que, dites, combien de pièces russes est-ce que vous connaissez, vous ? Combien de pièces d’Ostrovski avez-vous lu ? Il en a écrit une quarantaine. Et qui connaissez-vous d’autre ? — Voilà un autre sujet pour mes chroniques, tenez… Alexandre Soukhovo-Kobyline, par exemple. Et le théâtre de Saltykov-Chtchédrine ?… ça vous dit quelque chose ? Et tout le théâtre du symbolisme russe ? — Le théâtre d’Alexandre Blok, par exemple… Et Léonid Andréïev… Lui aussi il a écrit une bonne trentaine de pièces, et, parmi ces trente pièces, il y a en bien une douzaine qui sont des vrais chef-d’œuvre. Et personne ne les lit, parce qu’elles ne sont pas traduites. Et elles ne sont pas traduites parce que personne ne s’y intéresse, personne ne les commande… Et moi, je le dis sérieusement, je pourrais passer quelques années à traduire des pièces que personne ne connaît, juste pour qu’on les connaisse… J’ai déjà essayé de faire ça, d’ailleurs, au Havre, chez Alain Milianti… — Un autre sujet de chroniques… J’allais dire, citant Tchékhov, « sujet d’une petite nouvelle »… Il y a, comme ça, chez Corti, toute une série de livres que j’ai traduits, — des livres rouges… du théâtre russe…
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En 2001, David a commencé par monter « Ekatérina Ivanovna ». Ensuite, nous avons travaillé ensemble sur « Hamlet », ensuite sur « Richard III », ensuite sur « Le Songe d’une nuit d’Eté », ensuite c’est lui qui m’a convaincu que mon « Herem » pouvait être une matière scénique et musicale, et là, quinze ans après, il est revenu à Andréïev. — Et, dites, vraiment, c’est bien. Je ne vous raconte pas l’histoire, — peut-être que vous lirez la pièce ? je ne vous raconte pas la mise en scène, je ne vous parle pas de l’adaptation qu’il a faite du texte de ma traduction (le texte, il l’a gardé, il a respecté toutes les phrases, je l’entendais, du début à la fin, dans le bon rythme, le bon phrasé — enfin, le phrasé que j’entendais, moi) — mais, réellement, j’en suis sorti très très touché (et la fin, transformée en monologue, est magnifique). Les acteurs sont vraiment formidables. Et ce que fait Marie Thomas, qui joue le « rôle-titre »… Bref, j’espère que vous aurez l’occasion de voir.
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La grande force de David est d’avoir fédéré autour de lui une équipe de gens qui, sans lui, ne se seraient jamais connus, parce qu’ils viennent de mondes très différents. — Je pense à Olivier Mellano, à sa présence à lui. Je ne l’ai pas vu, il a écrit la musique, et il jouait en même temps : il est sur le spectacle de Stanislas Nordey, « Par les villages ». — Et il était parti la veille. Je n’en écris pas plus — je veux juste dire qu’il était là, dans sa musique.
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Limoges, pour moi, était devenue la ville d’Anton Kouznetsov. La ville de son « Académie ». Lui, il n’était pas là. Je ne sais pas comment dire : je me sentais revenu à mes tout débuts au théâtre, quand le texte de ma traduction du « Révizor » avait été reçu par le comité de lecture de la Comédie-Française, et par le fauteuil vide d’Antoine Vitez, mort deux jours auparavant. Et que j’allais repartir, tout de suite après, pour la première du « Platonov » de Jo Lavaudant, au TNP — oui, le soir même, 2 avril 1990. Et là, je repensais à ça — bizarrement ou non. Un spectacle formidable, celui de David. Un spectacle de la maturité, simple, vif, terrible, qui ne se construit que sur les acteurs. Et, à côté, le vide d’Anton.
Elen Riot
Découvrir Léonid Andréïev
La pièce de Léonid Andréïev, Ekatérina Ivanovna, est une pièce de la maturité, elle date de l’année 1912. Vingt ans plus tôt, l’auteur s’est fait connaître en publiant des nouvelles dans les plus grandes revues russes. Du fait de son influence, avant lui et dans un autre empire, il est l’équivalent d’un Stefan Zweig. Comme lui, il pose un regard clinique sur la société qui change autour de lui, entre réalisme froid et visions hallucinées de personnages en perdition. Il partagera aussi sa condition d’exilé pour avoir analysé sans complaisance le régime tsariste et celui des Soviets. Cela lui vaudra plus d’un demi-siècle de disparition en Russie, tandis que dans le reste du mone, Tchekhov et Dostoïevski l’éclipsent.
Pourtant, son oeuvre mérite d’être connue, et en particulier son théâtre. Auteur d’une douzaine de pièces, Léonid Andréïev n’a cessé de jouer avec les conventions et les genres dramatiques avec l’objectif avoué de créer des classiques du répertoire. Chacune de ses pièces pourrait être décrite comme un drame bourgeois renversé, avec une dissolution progressive du cadre social et des valeurs qui ne laisse plus sur scène que l’affrontement des corps. Après Tchekhov, il est mis en scène par Konstantin Stanislasvski, au théâtre d’art à Saint-Pétersbourg. Contrairement à Maxime Gorki, avec qui il a débuté et dont il est très proche, Andréïev porte un regard pessimiste sur la société qui l’environne et ne croit pas à la possibilité d’une nouvelle société. Il montre des personnages équivoques que le progrès fait évoluer, mais qui s’enferrent pourtant dans les erreurs du passé. Ainsi, Ekatérina Ivanovna est une forme de drame bourgeois doué d’une logique fatale, une Dame aux camélias sans lyrisme où réalisme et symbolisme s’entredétruisent, poussant les personnages jusqu’au bout de leurs rôles par l’enchaînement des incompréhensions et des situations de conflit. C’est, en quelque sorte, pousser le caractère fatal du drame bourgeois, montrer le tragique dans le vaudeville, introduire l’angoisse dans la vie quotidienne. Pourtant, de cet ensemble désaccordé émane une réelle harmonie. Le poète Ossip Mandelstam comparait les harmonies de Léonid Andréïev à celles d’un musicien comme Chostakovitch.
Car la force de ce théâtre c’est bien son caractère radical, qui consiste à transformer ce qui est sans histoire en fait divers, en nous montrant les étapes de cette transformation. De ce fait, tout au long de la pièce, on ne cesse de se demander pourquoi les personnages sortent ainsi du cadre et se lancent dans une telle danse macabre. L’héroïne éponyme est l’incarnation de cette transformation souterraine et inéluctable : Ekatérina Ivanovna est une femme comme il y en a tant, son nom la désigne comme un idéal type. C’est une héritière de la bonne noblesse de province qui élève ses deux enfants à Pétersbourg tandis que son mari, député, fait de la politique.
Andréïev, le Diable probablement, in Le Monde des Livres / Linda Lê
Ame révoltée, barbare mystique, génie teinté de démence, Andréïev se jetait avec ardeur dans le désespoir, mais sa voix, puissante et douloureuse, retentit comme une prophétie pour des temps de détresse. L’étrange le dispute au tragique dans l’univers de ce diable d’homme qui semble s’être toujours souvenu du mot de Zarathoustra, le héros de sa jeunesse : « Il faut encore porter du chaos en soi pour pouvoir donner naissance à une étoile dansante ».
Les âmes timides sont invitées à diriger leurs talons en arrière avant de pénétrer plus loin dans ces pages sombres. Car il y a du Maldoror chez celui qui se proclamait l' »apôtre de l’auto-anéantissement ».
Ecrivain des nerfs et des sens, Léonid Andréïev avait le don du phophète qui révèle, derrière ce monde féerique, une féerie immonde. Devenu célèbre en l’espace de dix ans, disputant la place suprême à Gorki auquel il devait la publication de son premier recueil de nouvelles, il reste toute sa vie fidèle à sa passion de la vérité, qui le conduisait à briser tous les interdits. Cette audace le rendait haïssable aux yeux de la presse conservatrice et faisait de lui l’écrivain russe le plus controversé à l’aube du XXe siècle.