Le nu n’a en somme que deux significations dans les esprits : tantôt le symbole du beau et tantôt celui de l’obscène. Paul Valéry

David Gauchard pose son regard sur un métier méconnu, source de fantasmes et d’idées préconçues. À la rencontre des modèles vivants, le metteur en scène interroge la nudité et esquisse un portrait.

Une nouvelle enquête pour tenter de comprendre et incarner le nu artistique, social et politique.

David Gauchard et Léonore Chaix ont interviewé et enregistré des modèles professionnels venus d’ateliers de dessin, de musées ou d’écoles d’art. Ce temps d’échange et d’écoute a permis d’entendre les motivations de ces personnes qui ont fait vœu d’immobilité, leurs sensations, leurs expériences, et au-delà, lever le voile sur ce métier, ses règles et ses fantasmes.

La comédienne Emmanuelle Hiron et le comédien Alexandre Le Nours incarneront tour à tour ces récits pour esquisser en temps réel le corps de ces modèles, la beauté des contours, la complexité et la fragilité de ces êtres qui toujours tiennent la pose.

« Quel regard porte la sociologie sur le métier de nu ? Pour le dire frontalement : aucun. Une brève revue de la littérature en la matière nous suggère que le « nu » n’a jamais été investigué par la sociologie des professions, sinon peut-être du côté de la pornographie. Mais ce réductionnisme ne saurait nous satisfaire. Traduire quelque chose de l’expérience des modèles nu.e.s en sociologie, c’est donc mieux comprendre la place du modèle et la place du corps nu dans nos sociétés, tiraillées par des questions morales, esthétiques, de genre ou de rapport à l’intime. Ces entrées thématiques n’ont pas qu’une valeur heuristique : elles accompagnent la création du spectacle de David Gauchard dans l’exploration des expériences sensorielles, relationnelles et sociales des profesionnel.le.s rencontré.e.s. A cet endroit de la création artistique et scientifique, la sociologie et le théâtre ont décidé de faire un bout de chemin ensemble. »

Arnaud Alessandrin

© Pierre Bellec & Dan Ramaën

Idée originale et mise en scène David Gauchard

Avec Emmanuelle Hiron et Alexandre Le Nours

Collaboratrice artistique Léonore Chaix

Docteur en sociologie Arnaud Alessandrin

Création lumière Jérémie Cusenier

Régie lumière Olivier Borde

Création son Denis Malard

Régie son (en alternance) Denis Malard & Gildas Gaboriau

Scénographie Fabien Teigné

Réalisation décor Ateliers de l’Opéra de Limoges

Visuel Virginie Pola Garnier & David Moreau

 

L’unijambiste tient vivement à remercier les modèles interviewé.e.s pour l’écriture de ce spectacle : Enora Kerouanton, Solène Retourné Angéline Raimbaud, Maxime Lemoyne, Claire Leslie, Mélissa Charrier, Maud Modjo, Charlotte Chamalot, Luc Chavy, Sylvie Leroux, Jean-Jacques Jacquemin, Adrien Aras, Françoise Royer-Rondeau, Victor Lalmanach, Mireille Gérard, Camille Dincher, Julien Leroy, Hélène Sir Senior et Zoé Besmond de Senneville.

Création les 10 et 11 juin 2021 au Théâtre de St Quentin en Yvelines, scène nationale

Durée estimée > 1h20

Production > L’unijambiste

 

Coproduction > Théâtre de St Quentin en Yvelines, Scène nationale – Espace Malraux, Scène nationale de Chambéry et de la Savoie – OARA, Office Artistique de la Région Nouvelle-Aquitaine, Bordeaux – Culture Commune, Scène nationale du Bassin minier du Pas-de-Calais –  Théâtre de Cornouaille, Centre de création musicale, Scène nationale de Quimper – Le Canal, Théâtre du Pays de Redon – Les Scènes du Jura, Scène nationale
Soutiens > Théâtre L’Aire Libre, St Jacques de la Lande – Ecole des Beaux Arts, Quimper

Revue de presse

La Terrasse / 7 décembre 2022 / Catherine Robert

David Gauchard met en scène un spectacle passionnant à partir des témoignages recueillis de modèles vivants. Emmanuelle Hiron et Alexandre Le Nours y sont éblouisssants.

On sait que Géricault se rendit à la morgue pour peupler Le Radeau de la Méduse. On a récemment appris que c’est « l’intérieur » de Constance Quéniaux dont Courbet fit L’Origine du monde. Mais on ignore tout de ceux qui se dévêtent pour permettre aux artistes de peindre le corps humain. Si la représentation des raies flasques et des lapins morts ne fait pas extravaguer l’imagination du spectateur, le modèle vivant est propice aux fantasmes. Quid de la sexualité dans l’exposition de soi au regard de l’artiste ? Les muscles bandés dans l’effort de la pose s’accompagnent-ils d’autres contractions plus gênantes ? Qui pose ? Comment devient-on modèle ? Jusqu’à quel âge et pour quel salaire ? Voilà quelques-unes des questions que David Gauchard et Léonore Chaix ont posées à des anonymes qui acceptent de se faire chair à pinceau. Emmanuelle Hiron et Alexandre Le Nours interprètent ces témoignages avec autant de brio que de subtilité.

L’esprit de la chair

Les deux comédiens sont guidés par des oreillettes, grâce auxquelles ils entendent la voix des interviewés qu’ils reproduisent en direct. Ils passent d’un genre à un autre et d’âge en âge avec une stupéfiante aisance. Ce dispositif original, qui les dispense d’apprendre le texte, les place dans une situation de fragilité particulièrement propice à la restitution des aléas psychologiques du récit. L’émotion est à fleur de peau, à fleur de cil, contenue dans chaque geste qui accompagne les ruptures du propos. Celui-là semble être dit pour la première fois, transformant la représentation, dont on sait bien, pourtant, qu’elle sera répétée, en un moment de grâce unique. Le quatrième mur est aboli. Seule la pudeur des comédiens maintient la distance qui fait que le théâtre est théâtre, exactement comme la frontière invisible du tabou est posée entre le modèle et l’artiste. Parce qu’il rend l’œuvre possible, le corps du modèle n’est plus seulement humain ; parce qu’ils sont interprètes, celui des comédiens n’est pas sacrifié au personnage. Etonnamment, c’est la forme du spectacle, plus encore que son texte, qui parvient à dire le paradoxe d’une nudité qui s’offre à voir sans se donner à saisir, préservant intact le mystère de la représentation. L’équilibre ainsi tenu entre réserve et générosité est absolument magnifique à contempler. Les deux comédiens qui réussissent cette fascinante performance sont talentueux et touchants. L’interprétation est sidérante de vérité : la voir ainsi virevolter entre transparence et obstacle est jubilatoire.

 

Blog culture du SNES-FSU / 16 décembre 2022 / Jean-Pierre Haddad

Dans Nu, David Gauchard, auteur et metteur en scène, pose son regard sur un métier méconnu. Un regard, c’est difficile à inventer quand les images sont déjà figées : gagne-pain facile et impudique, fantasme exhibitionniste, narcissisme arrogant ou surestimation de sa beauté plastique, etc. Faisant œuvre de théâtre documenté, David Gauchard et Léonore Chaix, en collaboration artistique, ont interviewé plusieurs modèles travaillant en ateliers de dessin ou écoles d’art. Il en est ressorti un matériau quasi-sociologique par sa diversité d’âge, de sexe ou de genre, de motivations et ressentis. Ce matériau devenu matière de la pièce, restait à sculpter ce bloc de témoignages bruts ou nus. Dans la nature, une matière a toujours une forme nécessaire par laquelle elle s’exprime. En art, la forme est contingente, elle fait l’objet d’une recherche et d’un parti pris. Celui de David Gauchard a l’immense mérite de n’avoir pas cédé à la facilité qui aurait consisté à représenter sur scène les témoins et leurs paroles. L’art dramatique a tout à gagner à l’invention d’une complexité théâtrale pour peu qu’elle soit lisible et fasse sens pour le public. Il y gagne surtout le renouvellement et la distanciation, la première suscitant le plaisir sensible, la seconde l’intérêt intellectuel. Au lieu d’incarner de façon réaliste les témoins, les deux comédiens (habillés sinon costumés) alternent sur la sellette et jouent au casque. Ils n’incarnent donc pas mais donnent un écho aux témoignages qu’ils entendent en direct sur scène au moyen d’oreillettes. Ce procédé induit que le texte n’est pas su par cœur et que donc les comédiens le disent avec de petits décalages, interstices, hésitations de paroles dus à l’écart temporel infime certes, mais bien réel, entre ce que leurs oreilles entendent et ce qu’ils disent par leur bouche.
 
Emmanuelle Hiron et Alexandre Le Nours prêtent alternativement leur corps, leurs oreilles et leur voix à plusieurs modèles vivants présentés uniquement par leur nom, prénom et âge. Quelle audace et prise de risques dans leur jeu ! Quelle virtuosité ! Quelle aisance ! Quel talent ! Et pourtant la contrainte est forte : « Ne pas savoir le texte par cœur implique d’être sur la crête du vide en permanence (…) C’est un état de disponibilité au présent. (…) le rythme est dicté par la voix et non par mes sensations. Il y a un effacement nécessaire de soi par rapport au jeu. » confesse le comédien.
La scénographie sobre et subtile fait signe vers un cours de dessin où poserait un modèle vivant : la scène serait la sellette où se donnent à voir et entendre les comédiens et la salle serait l’assistance faite d’élèves dessinateurs. Tout le monde est habillé, mais tous désirent voir les choses dans leur vérité nue. Surprise ! Comme nous sommes en présence d’un théâtre qui ose tout et avec raison, la scène finale transgresse la représentation et propose de donner à voir en un raccourci scénique tout ce qui vient d’être joué, dit, entendu. Véritable scène d’authenticité qui fait s’écrouler le quatrième mur et les trois autres avec. Surgissement du réel. Silence religieux. Irruption du vrai au cœur de l’illusion. Public subjugué. Théâtre sublimé. Magie du moment : notre regard devient celui de la pièce et même celui du spectacle théâtral par essence, un art vivant qui regarde le monde humain avec les yeux et l’esprit. 
Aller voir Nu, c’est vivre une exaltante expérience de théâtre où ce dernier est lui-même mis à nu.

 

Théâtre(s) / Hiver 2021 / Tiphaine Le Roy

David Gauchard donne la parole à des personnes invisibilisées, les modèles nus. Passionnant

Les comédiens Emmanuelle Hiron et Alexandre Le Nours se glissent non pas dans la peau mais dans la voix d’hommes et de femmes rémunérés pour poser pour des artistes ou dans le cadre de cours. Dans une posture d’interview – les entretiens audios réalisés par David Gauchard leur étant discrètement diffusés en direct via une oreillette – ils portent les sensations et les réflexions de ces personnes que l’on imagine par les inflexions de voix, leur registre de langage, ou la posture des interprètes. Les mots sont parfois crus pour décrire les expériences vécues mais ces portraits restent toujours à bonne distance. La sobriété du plateau renforce les mots tout en étant propice à l’imaginaire plutôt qu’à la démonstration. Ce spectacle réussit une mise à nu qui reste métaphorique de ces modèles de tous âges invisibilisés en dehors des ateliers d’artistes. Car si David Gauchard donne a entendre les raisons qui les ont poussés à devenir modèle nu, ce qui leur plait et ce qui leur est difficile, il croque aussi le portrait de personnes souvent marginalisées, dans leur famille ou dans la société. Les questions d’emploi et la non-reconnaissance du statut de modèle sont autant abordées que les clichés ou fantasmes développés par un entourage réticent. Cette pièce évite l’écueil de l’enquête sociologique. Ce sont ces hommes et femmes qui intéressent David Gauchard et que l’on cherche, spectateurs, à dessiner mentalement; s’inspirant tout d’abord des traits des interprètes pour mieux s’en détacher ensuite à l’aide de son propre crayon imaginaire.

 

 

Toutelaculture / 24 juillet 2021 / Thomas Cepitelli

Avignon OFF : David Gauchard nous offre un regard mis à « Nu »

Dans un dispositif qui met en abîme le regard du spectateur, David Gauchard continue de creuser le sillon d’un théâtre au service des invisibles, des inaudibles. Une mise à nu salutaire et passionnante. 

Claire, Maxime, Luc, Sylvie, Mireille ont entre 20 et 75 ans. Leur métier : modèles vivants, ils s’offrent donc au regard des autres dans le plus « simple » appareil. David Gauchard fait entendre leur voix que l’on n’a jamais entendue comme nous le rappelle Arnaud Alessandrin, sociologue associé au projet. Ils et elles disent le regard que portent sur eux les élèves des cours de dessin, les peintres qui les emploient, leurs amis, leur famille. Mais aussi, et surtout, celui que ce métier leur a fait poser sur leur propre corps. Qu’est-ce que regarder un corps nu ? Qu’est-ce que la nudité ? Qu’est-ce que l’on cache quand on se montre ? Au fond, qu’est-ce que l’intime ?

Sur scène : une sellette, une scène de bois clair avec un podium au fond, un écran de télévision où apparaîtra le prénom de la personne interrogée, son âge et la durée du témoignage. Le protocole de l’entretien nous est donné en voix off au début du spectacle. Le théâtre documentaire est donc ici clairement identifié voire revendiqué. Sur scène, Emmanuelle Hiron et Alexandre Le Nours sont les voix de ces modèles. Munis d’oreillettes où, vraisemblablement, la bande-son de l’entretien leur est diffusée, ils les interprètent au sens fort du terme : les rires gênés ou décomplexés, les silences qui en disent long ou qui interrogent, les réflexions profondes ou les anecdotes juste amusantes. Il est passionnant de voir à quel point le procédé est infiniment proche du réel et pourtant combien le jeu théâtral est présent.

Certains de ces témoignages sont tout simplement bouleversants. Celui, par exemple, dans lequel une modèle « se voit » pour la première fois dans le regard démultiplié de ceux qui l’ont dessinée. Ou bien celui de ce jeune prostitué qui s’est « réapproprié » son propre corps par le métier de modèle et sa création artistique. Un des aspects passionnants de cette forme, bien plus riche et complexe qu’il n’y paraît, est de ne pas se faire leçon d’histoire de l’art. Il n’est presque pas question de grands noms de modèles ou de peintres. Non, ce qui est pensé ici en lien avec la question de la nudité que nous évoquions plus haut, c’est l’économie du regard. Et quel autre endroit qu’une cage de scène pour la poser ?

 

Wanderer / 21 juillet 2021 / Thierry Jallet

Avignon OFF : Délicat striptease à la Manufacture

La chaleur revenue sur Avignon, on se rend joyeusement à la Manufacture pour y découvrir notamment la dernière création de David Gauchard.
Wanderer connaît depuis longtemps son travail au sein de la compagnie L’Unijambiste et en apprécie sincèrement la qualité. Après la mise en scène du texte de Marine Bachelot Nguyen Le Fils présenté en 2017 à la Manufacture également, le voici de retour pour cette édition avec un dernier projet, Nu, tout à fait singulier et passionnant : il s’est intéressé au métier de nu, toujours source d’idées reçues et de fantasmes multiples. Avec Leonore Chaix, ils sont allés à la rencontre de plusieurs modèles professionnels afin de s’entretenir avec eux, de comprendre leur vie souvent immobile, ce qu’ils ressentent, ce qu’ils en pensent, ce qu’ils en retirent. C’est aux deux comédiens Emmanuelle Hiron et Alexandre Le Nours qu’ils ont confié le soin d’incarner à tour de rôles ces personnalités attachantes pour que les corps célébrés et esquissés surgissent dans leurs récits, dévoilent leur finesse autant que leur fragilité, se superposent finalement sur le corps même des comédiens au plateau. Et nous avons été complètement séduits.
Tandis que les enceintes dans la salle diffusent « Nue », le morceau de Clara Luciani, on pénètre dans la Salle Intramuros. Sur scène, une rangée de néons verticaux côté jardin, deux tabourets – l’un au centre du plateau, l’autre côté cour. Un sac de voyage noir, un thermos avec une tasse, principalement. Surtout un panneau avec un écran sur pied, assez haut, sur lequel on lit le mot « Nu » en blanc sur fond noir. Le parti pris de sobriété évident semble déjà annoncer la place accordée à la parole des deux comédiens qui ne sont pas encore entrés dans la salle. On remarque enfin une paire d’écouteurs côte à côte sur le tabouret au centre. Dans la lumière. Ce qu’il faut remarquer sans doute, et qui va diffuser des sons inaccessibles pour le public.
Emmanuelle Hiron entre. Sur l’écran apparaissent quelques précisions « Claire. 35 ans. 5’14 ». Elle s’installe, place les écouteurs sur ses oreilles. Et commence à répondre aux questions qui paraissent lui être posées. « On vous fixe jamais longtemps » précise-t-elle. Un peu plus loin, réagissant sans doute à une question qui fait naître chez elle un rire gêné, elle se livre sans détour. « Je vais pas me mettre à quatre pattes, on va voir mes orifices (…) Faut savoir ce qu’on veut. Surtout ce qu’on veut pas. ». Avec spontanéité, elle partage ses confidences au fil de ce qu’on lui transmet et qu’on n’entend pas. « Le modèle vivant, ça apprend à aimer son corps comme il est ». Elle se plie dans son étole, comme pour se réconforter.
Puis une sonnerie retentit et c’est le comédien Alexandre Le Nours qui entre et prend sa place. Il est Maxime, a quarante-trois ans et dispose de cinq minutes et trente secondes. Il est comédien et il précise dans une mise en abyme espiègle qu’il est « le centre ».
Les confidences s’enchaînent, les mots sont bruts. Pour autant, on ne perçoit pas d’indélicatesse. C’est la vérité de ces femmes, de ces hommes que les comédiens cherchent à retrouver alternativement. « La mise à nu, c’est le regard de l’autre qui te déshabille ». Ces témoignages apportent les nuances qui font souvent défaut et loin de toute exhibition, on découvre la pudeur du langage, sa drôlerie. Parfaitement restituée, la fragilité des êtres affleure. « Il y a une vulnérabilité chez les modèles. » Et la franchise du propos désarme et touche.
Les entretiens se succèdent, par des ellipses qui contribuent à théâtraliser leur succession. Chaque comédien semble le premier spectateur/auditeur de l’autre, dans des jeux de regards qui se croisent souvent. Une observation de la nudité de l’autre qui transparaît dans le rôle qu’il tient le temps de quelques minutes. Sous leurs tenues complémentaires – t‑shirt rouge ou vert et pantalon foncé – c’est bien leur corps qui bouge, qui fait « apparaître » les modèles sous nos yeux : dans le vertige de l’incarnation, ils sont les modèles.
« Comme tu le sais, ce que tu vas me dire va être enregistré sur ce téléphone et ton témoignage servira à l’écriture du spectacle… » Les mots de David Gauchard précisent distinctement la nature du projet. Car, dans sa direction d’acteur, le fondateur de L’Unijambiste n’entend demander pas d’imiter mais souhaite davantage restituer, faire entendre pour mieux faire voir. Comédiens et modèles sont confondus dans un même mouvement réflexif. « C’est quoi être modèle vivant ? » Cette question posée aux témoins volontaires, retransmises à Emmanuelle Hiron et Alexandre Le Nours dans leurs écouteurs, semble être décuplée. Dans une forme de double énonciation, elle s’adresse également au comédien dans son art, l’interrogeant aussi implicitement. En définitive, « c’est quoi être comédien ? » Et la réponse est là aussi dans le corps.
Les intermèdes cinématographiques choisis vont totalement dans ce sens, les comédiens dans leur rôle, placés au même endroit que les authentiques modèles. D’abord, les voix de Michel (Piccoli) et Brigitte (Bardot) dans Le Mépris. Plus loin, Jean-Pierre (Marielle) aux inflexions inoubliables dans Les Galettes de Pont-Aven s’intercalent avec les autres prises de paroles, dans une forme d’évidence qui ne déconcerte pas. Au contraire, tout fait sens.
On suit ces déambulations qui se succèdent pour parler des corps, entrecoupées de tintements qui indiquent la fin de chaque fragment. Les anecdotes s’enchaînent, crues, cocasses ou touchantes. « Arcachon, c’est pas la baie de San Francisco », entend-on.
De même, Luc se regarde faisant à peine semblant, sous les rires des spectateurs : « J’étais pas hyper musclé. » Après cette concession, il ajoute plein de lucidité sur sa pratique « Tu te vois au travers des autres (…) c’est quelqu’un d’autre qui a vu ça, comme une photo »…
On découvre aussi des personnalités plus tourmentées comme Sylvie qui s’effondre en voyant les dessins réalisés. « Chacun peut être ce qu’il est et le dire sur le papier ». Ayant « du mal à trouver sa place » selon ses dires, survivante de brutalités au sein d’un couple, elle voit son corps « enregistré dans la violence ». On est parcouru d’un frisson par ce dévoilement bouleversant. Au fil des témoignages, les comédiens nous invitent à les accompagner dans l’intimité des êtres, se jouant librement des identités sexuelles parfois. Sans jamais banaliser ce qui est dit pour autant. Sans voyeurisme malsain.
L’espace de la Salle Intramuros crée effectivement un climat tout à fait propice à la confidence. Le public tout près des comédiens est immédiatement plongé dans la bigarrure de ses existences découvertes.
Camille s’enthousiasme d’être comparée aux modèles de Gustave Courbet. Mireille nous envoie un retentissant « J’ai soixante-quinze ans et je t’emmerde » – au cas où quelqu’un serait tenté de lui adresser une remarque désobligeante.
Entendant la chanson « Petit Pinocchio » ou l’air célèbre de « La Petite Sirène » de Walt Disney, on rit de bon cœur. Sans malveillance. Ce n’est ni ringard ni déplacé. C’est la vie qui se montre sur scène.
Celle de Julien, peut-être la plus poignante, entre les dérives de l’adolescence, les abus, les passes. « Recommencer, recommencer, recommencer ». Pour aller contre toutes les misères. Aux Beaux-Arts, il « se reconnecte » enfin à son corps, travaillant sur les marqueurs du genre, « les rapports de dominant/dominé dans la société française ». Comme une revanche qui ne se dit pas franchement.
La mise en scène nous entraîne parfois dans de vertigineux tourbillons : les modèles dénoncent leur situation précaire – la même que celle de nombreux artistes de la scène aujourd’hui. Dans un clin d’œil amusé, Alexandre Le Nours demande même à Emmanuelle Hiron si elle accepterait de se dénuder si David (Gauchard) le lui demandait dans une mise en scène. Et elle reconnaît qu’elle accepterait.
Dans un ultime jeu de miroirs, un authentique modèle rejoint le plateau et, dans une lumière irréelle, prend la pose tandis que les acteurs se lancent dans une esquisse (sans matériel à dessin). Et nous regardons.
Vraiment David Gauchard ainsi que ses deux comédiens époustouflants nous offrent ici un point de vue exceptionnel sur l’art et sur la vie, faisant de nous plus que jamais des spectateurs.

 

Politis / 14 juillet 2021 / Anaïs Heluin

Avignon OFF : A corps ouvert

Pour aborder sur scène la question du nu artistique, le metteur en scène David Gauchard fait appel au sociologue Arnaud Alessandrin.

Elles et ils ont 32, 43, 22 ou 75 ans. L’une est coordinatrice culturelle, l’autre comédien, une autre encore fut auteure–compositrice, plusieurs sont plasticiens… Certains vivent entièrement du métier sur lequel le metteur en scène David Gauchard et sa collaboratrice, Léonore Chaix, les ont interrogés : celui de modèle vivant. Pour la création du spectacle Nu, tous les deux ont réalisé une enquête selon une méthode mise au point avec le sociologue Arnaud Alessandrin. Ils ont mené des entretiens avec une cinquantaine de modèles de profils divers. Ils les ont enregistrés puis ont effectué un tri pour n’en garder qu’une dizaine, qui constituent la matière première de la pièce. Son corps, avec autant de forces que de fragilités. Avec ses audaces et ses pudeurs.

Riches, souvent inattendues, ces paroles font davantage que dessiner les contours d’une profession méconnue : elles questionnent la place de la nudité dans notre société. Elles disent que la liberté n’a pas forcément la forme qu’on attend, que si elle peut se loger dans le mouvement, dans le voyage, elle peut aussi le faire dans l’immobilité. Les comédiens Emmanuelle Hiron et Alexandre Le Nours sont entre les deux : passeurs des témoignages, ils leur donnent vie sans incarner celles et ceux qui les ont formulés. Assis la plupart du temps, ils restituent les mots des modèles, qui leur arrivent par casque. Ils en suivent le rythme, l’intonation, et y ajoutent quelques gestes. Juste ce qu’il faut pour donner vie à des pensées vives, en action.

En ne cherchant pas à dissimuler ce dispositif – ce qui est souvent le cas au cinéma –, David Gauchard présente en quelque sorte son théâtre dans son plus simple appareil. S’il ne met pas ses comédiens à nu au sens propre, il leur impose de n’utiliser que le minimum de techniques vitales au théâtre. Leurs hésitations, leurs doutes, font ainsi parfaitement écho à ceux des modèles, qui semblent souvent découvrir leurs pensées en les exprimant. Elles sont très diverses et d’autant plus passionnantes que, comme l’explique le sociologue embarqué dans l’aventure, «le “nu” n’a jamais été investigué par la sociologie des professions, sinon peut-être du côté de la pornographie».

En partageant en toute simplicité les récits récoltés par David Gauchard, les comédiens nous font découvrir un univers beaucoup plus complexe que ce à quoi il est trop souvent réduit. Les modèles, au fond, n’ont pas de modèle. Artistiques, intimes, sociales ou encore politiques, leurs motivations à poser nus sont multiples, mais toujours solides. Suffisamment pour résister à la précarité financière, due à un manque de reconnaissance, voire à une forme de mépris.

 

Les détails / juillet 2021 / Walter Georges-Henri

David Gauchard « Je sentais que ce métier pouvait être au milieu de contradictions assez fortes »

Le métier de modèle vivant, méconnu, charrie son lot de fantasmes et de préjugés. David Gauchard est parti avec Léonore Chaix, à la rencontre d’artistes de la pose découverte pour créer Nu une pièce à voir à La Manufacture à Avignon du 16 au 25 juillet 2021

David, pour créer la pièce, Léonore Chaix et vous avez interviewé des modèles vivants professionnels. Est-ce que ces entretiens ont bouleversé la perception que vous aviez de ce métier ?

J’aime aller vers des sujets où il y a une forte part d’inconnu. Je ne connaissais pas grand-chose au métier de modèle vivant, et j’avais fait peu de projections à son sujet. Mon intuition était celle d’un métier complexe. Par exemple, je me demandais quelle était la réaction, dans une famille, lorsque quelqu’un annonce que son métier est désormais de poser nu. Je sentais que ce métier pouvait être au milieu de contradictions assez fortes. 

Au théâtre, le nu reste une question toujours compliquée, très tabou. Pour en revenir au métier de modèle vivant, il faut avoir conscience qu’un modèle vivant ne parle pas : il passe par sa loge, se désabille, puis pose. Par ailleurs, il s’agit d’un métier solitaire. Les modèles se croisent rarement, même quand ils travaillent dans la même ville. Ils posent rarement à deux. Ces entretiens étaient pour chaque modèle que nous avons rencontré une occasion unique de s’exprimer à propos de son métier. C’est comme si nous ouvrions un robinet, ce qui a donné des échanges très fournis.

Ce qui m’a le plus surpris, dans ce que nous ont dit les modèles vivants que nous avons interviewés, c’est l’épanouissement dans la pratique de leur métier. Les modèles sont touts extrêmement positifs à propos de leur métier.  Ils n’éprouvent aucun doutes aucun problèmes à le pratiquer. 

La mise en scène donne l’impression d’une restitution brute des propos des modèles vivants. Dans quelle mesure le travail d’écriture s’est-il réapproprié la parole ?

En amont, nous avons travaillé avec le sociologue Arnaud Alessandrin, qui nous a donné quelques techniques pour réaliser les interviews, nous avons travaillé sur la notion de consentement. Il a été stipulé à chaque modèle vivant que l’entretien allait servir à l’écriture d’un projet théâtral, que des séquences pourraient être coupées. Nous avons d’abord cherché des modèles dans des centres d’art. Puis les modèles sont venus vers nous. Ils avaient entendu parler du projet et souhaitaient s’exprimer.

Emmanuelle Hiron et Alexandre Le Nours n’ont pas rencontré les modèles vivants. Ils n’ont pas assisté aux interviews. Je ne voulais pas que se mette en place une empathie, par rapport aux corps notamment. Je souhaitais aussi qu’ils imaginent un corps à partir d’une interview. La seule information qui leur était donnée était le prénom et l’âge. Ensuite, ils avaient à disposition l’intégralité de chaque interview, en moyenne 1h30 d’enregistrement. Ils en tiraient 20 à 25 minutes d’entretien. Puis, avec Denis Malard, le créateur son, nous avons condensé ces 25 minutes en capsules de 6/7 minutes. Le contenu de ces capsules a été choisi en fonction de la vision d’ensemble que nous avions de tous les enregistrements, afin d’éviter des redondances par exemple. 

Nous n’avons pas réécrit les propos des modèles vivants. Il n’y a pas de tricherie. C’est une restitution brute. À tel point que les acteurs n’apprennent pas par cœur le texte. il n’y a pas de texte écrit, d’ailleurs. Durant une représentation, ils entendent l’interview dans une oreillette, y compris les questions que nous avons posées. Ils répètent ensuite ce que les personnes interviewées ont répondu. il esquissent les modèles vivants de cette manière.

Le contenu de la pièce va évoluer dans le temps, puisque nous allons inviter, dans les villes où la pièce sera jouée, des modèles à venir poser à la fin de la représentation. Des entretiens supplémentaires seront réalisés avec ces modèles, ce qui produira de nouvelles capsules. D’autres comédiens seront ainsi amenés à restituer la parole des modèles vivants. Il y aura aussi des représentations dans le cadre de nuits au musée, où davantage de capsules seront restituées, avec une distribution plus importante. 

Dans la pièce, un parallèle s’établit entre le métier de modèle vivant et celui de comédien, à travers le témoignage de Maxime qui dit être, comme un comédien, au centre des regards, le témoignage de Emmanuelle Hiron et Alexandre Le Nours au sujet de leur rapport au nu dans leur vie d’acteur, ou encore le témoignage de Charles, qui parle de la précarité. Est-ce quelque chose que vous aviez déjà en tête avant de créer la pièce ?

Le parallèle en termes de précarité, absolument. La précarité, la fragilité, l’essentialité de nos métiers. À quoi cela sert, aujourd’hui, de mettre un corps nu devant des étudiants ? À quoi cela sert, le théâtre ? Un acteur ? L’Art ? 

La précarité n’est pas seulement financière. Cela apparaît très bien dans le témoignage de Charles, l’un des modèles interviewés. Sous prétexte de pratiquer le métier que l’on aime, on serait mis à l’écart de la société.

Il y a une pénibilité du métier de modèle vivant qui peut-être n’apparaît pas assez dans le spectacle. une partie immergée, comme c’est le cas pour l’acteur, à propos duquel on retient uniquement le côté agréable de son métier, sans considérer tout le travail effectué en amont, outre le téléphone qui peut s’arrêter de sonner. 

Néanmoins, en discutant avec Emmanuelle et Alexandre, des nuances sont apparues. Un acteur est un interprète. Sur scène, ce n’est pas lui, en tant que personne, que nous voyons, mais son interprétation, qui passe par son corps.

 

Sceneweb / 11 juillet 2021 / Anaïs Heluin

David Gauchard met le théâtre à nu

Accompagné dans sa démarche du sociologue Arnaud Alessandrin, David Gauchard mène une enquête sur le métier méconnu de modèle vivant. Les comédiens Emmanuelle Hiron et Alexandre Le Nours en livrent les fruits, passionnants, dans Nu.

Avec sa compagnie L’Unijambiste, le metteur en scène David Gauchard pratique un théâtre de la rencontre. Sur scène, mais aussi en amont, dans son processus de création, il rassemble des êtres et des choses qui n’auraient sans doute pu se rencontrer autrement. Il « réconcilie », comme il dit, des histoires, des langages séparés les uns des autres. Dans chacune de ses créations, aux formes et aux sujets très variés, il envoie le théâtre au-devant des réalités et des écritures qui l’intéressent. Il l’emmène à l’aventure. Récemment, par exemple, il entreprend un voyage au cœur de Walden ou la vie dans les bois de Henry David Thoreau dans Le temps est la rivière où je m’en vais pêcher. Il s’y fait « arpenteur », pour « marcher, écouter, ressentir, être partie prenante de ce qui advient par la rencontre ». Dans Maloya, il accompagne le conteur Sergio Grondin dans une recherche sur les grandes figures de la musique éponyme. Tandis que dans Time to tell, il guide le jongleur Martin Palisse dans le récit de sa maladie, la mucoviscidose, et de ce que celle-ci fait à son art et à sa vie.

 

Depuis quelques temps, L’Unijambiste affirme ainsi son goût pour l’entretien, pour l’enquête. Avec Nu, que nous avons pu voir en représentation professionnelle au Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines dont David Gauchard est artiste associé, la compagnie fait un pas supplémentaire dans ce domaine. Comme à son habitude, le territoire qu’y explore le metteur en scène est pour lui et ses acolytes presqu’inconnu. « Source de fantasmes et d’idées préconçues », écrit-il, le métier de modèle vivant lui ouvre un vaste espace de « réconciliation ». Avec sa collaboratrice Léonore Chaix, il y entre selon une méthode mise au point avec le sociologue Arnaud Alessandrin : il mène des entretiens avec une cinquantaine de modèles rencontrés dans des ateliers amateurs, des écoles de design et aux beaux-arts, qu’il introduit à chaque fois en énonçant ces règles, projetées au début du spectacle : « Comme tu le sais, ce que tu vas me dire va être enregistré sur ce téléphone et ton témoignage servira à l’écriture de ce spectacle… Alors, comme convenu, tu es libre de répondre aux questions que tu désires, de ne donner que les informations que tu souhaites, et tu peux revenir ou modifier à tout instant tes propos ».

 

En exhibant d’emblée son procédé, David Gauchard met son théâtre dans le même état que les personnes qu’il interroge : à nu. Dans la dizaine d’entretiens sélectionnés pour la pièce, les traces de fabrication du montage, ses coutures, sont visibles à chaque instant. Pour porter ces témoignages, les comédiens Emmanuelle Hiron et Alexandre Le Nours adoptent de plus une approche qui ne laisse aucun doute sur le long travail mené en amont par l’équipe de création, et sur la transformation que produit forcément le partage des paroles collectées lors d’un entretien téléphonique ou en tête-à-tête. Comme cela se fait parfois au cinéma, ils restituent en direct les mots qui leur arrivent depuis le casque qu’ils enfilent au début de chaque témoignage, à tour de rôle. N’ayant pas appris leurs textes, ils ne risquent pas ainsi d’incarner les modèles vivants dont les récits constituent l’essentiel de la pièce. Aussi fragiles qu’eux en situation de pose, les comédiens se doivent d’être des passeurs pleinement présents, entièrement disponibles pour la rencontre entre théâtre et nu artistique imaginée par David Gauchard.

 
Emmanuelle et Alexandre excellent à traduire la pensée en action de leurs modèles, dont on sent pour la plupart que cette parole sur leur métier est tout sauf habituelle. C’est donc à des témoignages à l’état brut, ou presque – un important travail de montage a été effectué – que nous donne accès Nu. Individuellement passionnants, ils le sont davantage encore dans leur succession. Car ensemble, ils forment les contours d’une réalité que l’on s’aperçoit très vite ne pas connaître davantage que celle de la mucoviscidose ou du Maloya. Loin des préjugés, les modèles vivants de Nu disent tous leur amour pour un métier qu’ils ont choisi, et qu’ils vivent comme un espace de liberté, d’affirmation de soi. D’âges, de professions et de milieux socio-culturels très différents, ils ont chacun leurs raisons de poser. Politiques, intimes, artistiques, économiques… Toutes sont abordées dans la pièce de David Gauchard, qui comble ainsi un vide dans le domaine de la sociologie des professions, relevé par Arnaud Alessandrin : le ‘’nu’’, affirme-t-il, « n’a jamais été investigué par la sociologie des professions, sinon peut-être du côté de la pornographie ». Avec Nu, le théâtre fait avancer la recherche, et réciproquement.

 

La Terrasse – Avignon en Scène 2021 / juin 2021 / Entretien réalisé par Manuel Piolat Soleymat

A la façon d’une enquête sociologique, Nu donne à entendre les témoignages de modèles posant nu. Un spectacle du metteur en scène David Gauchard.

Quel a été le processus d’écriture de Nu ?

David Gauchard : Nous avons mené des entretiens à la manière d’une enquête sociologique. Le plus simplement du monde, en allant directement à la source : dans des ateliers amateurs, des écoles de design, aux beaux-arts. Certains modèles ont entendu parler du projet et sont venus directement à nous. Nous avons pris le soin de choisir une mosaïque de gens d’âges et d’expériences divers.

Quels rôles jouent, sur le plateau, Emmanuelle Hiron et Alexandre Le Nours ?

D. G.: Chaque entretien a été enregistré, coupé et monté. Sur scène, Emmanuelle Hiron et Alexandre Le Nours redonnent vie aux propos récoltés, qui éclairent un métier méconnu, source de fantasmes et d’idées préconçues. Par un système simple de casques audio, les acteurs rejouent en direct des extraits de ces interviews, sans les avoir appris au préalable. Ils esquissent, en temps réel, le corps et la voix des modèles, rendent la beauté des contours, la complexité et la fragilité de ces êtres. Ceci, en investissant de manière extrêmement subtile l’art de l’acteur, l’art de l’intime, c’est-à-dire l’art de dire l’humain.

Quels sont, pour vous, les principaux enjeux de cette création ?

D. G.: Ce spectacle cherche à explorer et à incarner le nu artistique dans ses dimensions sociales et politiques. Les modèles interviewés ont très souvent évoqué la précarité qu’induisent leurs contrats de travail, la non-reconnaissance de leur métier, la faiblesse de leur salaire… Car on ne peut pas parler du nu artistique sans évoquer la vulnérabilité des personnes qui exercent ce métier. Le fait de pratiquer une activité dénudée ramène aux combats actuels liés à la représentation des corps féminins, masculins, des corps âgés… Nous avons voulu interroger ces questions avec elles : sans tricher, tranquillement, avec beaucoup d’humour.

 

L’Humanité / 8 février 2021 / Gérald Rossi

Nu, La tête et les jambes des modèles

Dans Nu s’exprime la parole intime et sincère de celles et ceux qui posent pour les artistes.
Deux tabourets, deux comédiens, et des paroles, multiples. Celles de garçons et de filles, d’hommes et de femmes, de jeunes et de plus vieux, qui ont au moins un point commun, une activité professionnelle qui les rapproche. Tous sont modèles. Autrement dit, ils posent nus devant des peintres, des dessinateurs, des classes d’arts plastiques. David Gauchard, avec le concours de Léonore Chaix, les a rencontrés, enregistrés, après leur avoir posé cette question : « Peux-tu me dire, pour toi, c’est quoi être modèle vivant ? » De ces réponses est né ce spectacle, qui devait être créé au théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines, et dont on a pu voir une répétition générale à la mi-janvier.
Emmanuelle Hiron et Alexandre Le Nours sont tour à tour les « poseurs » qui parlent de ce métier peu commun et peu reconnu de l’intime, de la pudeur aussi, de cet échange particulier entre un individu, son corps et les doigts d’un artiste qui modèlent à leur manière ce corps et sa plastique, ses perfections, ses défauts, en toute subjectivité. Les deux comédiens ne narrent pas, ils se glissent littéralement dans la peau des modèles, comme s’ils répondaient en direct aux questions de David Gauchard.
Le thème de Nu comble en fait un vide, car, comme le dit le sociologue Arnaud Alessandrin : « Quel regard porte la sociologie sur le métier de nu ? Pour le dire frontalement : aucun. » Lucide, il poursuit : « Le nu n’a jamais été investigué par la sociologie des professions, sinon peut-être du côté de la pornographie. » Mais, résume Claire, 32 ans, modèle depuis sept ans : « La première fois, j’avais peur, en fait, de l’aspect sexuel de la chose… qu’on fixe mon sexe ou qu’on fixe mes seins… Mais en fait, c’est une tête qui se baisse et qui se lève pour dessiner… On ne vous fixe jamais longtemps… »
Le regard des proches peut être plus cruel. Ainsi, raconte Sylvie, 47 ans, qui a plaqué son boulot de correctrice pour celui de modèle vivant. Seule sa mère sait son nouveau métier : « Je ne l’ai pas dit, parce que je n’ai pas envie de réactions où on pourrait aller s’imaginer des choses qui ne sont pas justes. Et je n’ai pas envie de me justifier. »
Nu était à l’affiche du festival Mythos (à Rennes), qui ne se tiendra pas en avril sous sa forme habituelle. Il est prévu en mai à Quimper, en juin à Saint-Quentin-en-Yvelines, et en juillet dans le off d’Avignon (la Manufacture).

 

L’Oeil d’Olivier / 17 janvier 2021 / Olivier Frégaville-Gratian d’Amore

Nu, dans les coulisses des « modèles vivants »

Au théâtre de Saint-Quentin en Yvelines, David Gauchard propose à quelques professionnels d’assister à un filage de Nu, une pièce documentaire en devenir sur le métier de modèles vivants. Avec délicatesse, il met en lumières ces artistes de l’ombre, qui avec pudeur font de leur nudité un habit, une arme, un moyen d’expression.
 
Le Nu dans l’art en question
Faute de pouvoir accueillir du public, Lionel Massétat, directeur du lieu, a proposé à David Gauchard et à son équipe d’investir les lieux pour peaufiner leur dernière création, à défaut de la présenter. Confronter à la question de la nudité sur scène dans plusieurs de ses spectacles, le metteur en scène à la tête de la Compagnie L’unijambiste s’est intéressé « au nu dans l’histoire de l’art, de sa signification, de sa valeur, de son importance selon les époques. » Tout naturellement, l’envie d’imaginer une pièce sur l’univers des modèles vivants lui est ensuite apparue comme une évidence.
 
Entre anthropologie et sociologie
S’inspirant de son travail sur Maloya, où, accompagner du conteur Sergio Grondin, il est allé à la rencontre des grandes figures de cette pratique artistique propre à La Réunion pour recueillir leurs paroles, David Gauchard a eu le désir de découvrir ce qui se cache derrière ces corps nus, ce qui les motivent pour poser des heures face à des artistes en devenir.
 
Partant d’une série d’entretiens menés avec sa collaboratrice artistique Léonore Chaix armé des conseils du docteur en sociologie Arnaud Alessandrin, il construit un spectacle qui libère leurs paroles et donne à ces êtres inanimés et objétisés, corps, chair et pensées.
 
Des propos vivants
Sur une scène rappelant un atelier d’artistes, Emmanuelle Hiron et Alexandre Le Nours redonnent vie avec ingéniosité et délicatesse aux mots de Zoé, de Victor, de Mireille, cette galeriste de Pont Aven qui, à plus de 70 ans, décide de se dénuder pour l’amour de l’art, de ce fringuant soixantenaire qui pose nu depuis ses vingt ans ou de ce jeune homme qui se réapproprie son corps violé à quatorze ans grâce à cette pratique. Enchaînant les témoignages, les anecdotes, les deux comédiens offrent à chacun de ses personnages un peu de lumière. Certains récits captivent, attrapent, d’autres très imagés invitent à voir l’envers du décor. Entre rires, compassion et vifs intérêts, on se prend à imaginer ces journées immobiles à poser sur une sellette peu confortable.
 
Du travail documentaire
Nu de David Gauchard propose une réflexion sur un métier, des choix de vie. Sans jugement, avec bienveillance, le metteur en scène invite à dépasser les préjugés, à percevoir par-delà les corps. L’épure de la scénographie et le jeu habité des comédiens touchent juste et promettent un spectacle, en devenir, passionnant. A découvrir donc, dès que les théâtres rouvriront.
Dates de tournée
48

représentations

CRÉATION

10 et 11 juin 2021 Théâtre de Saint Quentin en Yvelines, scène nationale


 

DIFFUSION

Saison 24-25

24 janvier 2025 Théâtre Le Passage, Fécamp

 

Saison 23-24

31 mai 2023 Le Pont des arts, Cesson Sévigné

 

Saison 22-23

5 au 27 décembre 2022 Théâtre de Belleville, Paris
(les samedi, dimanche, lundi et mardi – relâches les 24-25)

11 février 2023 Scène 55, Mougins – scène conventionnée

21 mars 2023 Les Scènes du Jura, scène nationale

28 et 29 mars 2023 Musée d’art et d’histoire de Saint Lô en partenariat avec le Théâtre de Saint Lô

31 mars 2023 DSN, Dieppe Scène Nationale

 

Saison 21-22

11 au 13 novembre 2021 Festival TNB / Théâtre L’Aire Libre, Saint Jacques de le Lande

23 au 25 novembre 2021 Malraux, scène nationale Chambéry Savoie

Suivi d’une tournée dans le cadre de Savoie nomade

8 janvier 2022 Musée du Louvre-Lens en partenariat avec Culture commune, scène nationale du Bassin minier du Pas de Calais

15 au 19 mars 2022 Théâtre des Deux Rives, CDN de Normandie, Rouen

26 au 28 avril 2022 Théâtre de Cornouaille, scène nationale de Quimper

21 mai 2022 Nuit des musées / Musée Bernard d’Agesci de Niort

23 et 24 mai 2022 Le Moulin du Roc, scène nationale de Niort

 

Saison 20-21

16 au 25 juillet 2021 (relâche le 19) La Manufacture, Avignon OFF

L'affiche
VIDEO - "Nu" interview de David Gauchard par Lionel Massetat, directeur du TSQY
La captation

Le Making-of

La captation

Les étapes de travail

1-  Rencontre de l’équipe. Cibler le sujet. Mettre en place un protocole d’interview avec l’aide d’un sociologue. Etablir une liste d’ouvrages sur le sujet (littérature, peinture, photo, cinéma, documentaire, histoire de l’Art…)
> Août 2019 (3 jours) – Studio L’Aire Libre, St Jacques de la Lande

2-  Collectage, dramaturgie, écriture. Réaliser des interviews, retranscrire. Assister à une ou plusieurs séances de dessins. Chercher d’autres sources possibles à l’écriture parmi les ouvrages repérés.
>  Décembre 2019 (1 semaine) – L’OARA – La MECA, Bordeaux
> Janvier 2020 (1 semaine) – Le Canal, Redon
> Février 2020 (1 semaine)- – Théâtre de Cornouaille, Quimper

3-  Réalisation de la scénographie. Réfléchir à un dispositif, souple et dynamique. Etre en capacité de jouer dans des lieux tout terrain avec un temps très court pour le démontage et le montage. Concevoir un décor pour une salle de 400 places mais aussi adaptable dans des lieux dits «non théâtraux» type : studio de danse, Frac, écoles d’arts…
> Printemps/Ete 2019 – conception du décor
> Automne 2019 – construction du décor – l’Opéra de Limoges

4-  Montage audio, dérushage, création d’une base de données. Construire un texte à jouer. Mise en place du protocole du jeu à l’oreillette.
> Mai 2020 (1 semaine) – Télétravail, Saint Brieuc, Paris, Rennes
> Mai 2020 (1 semaine) – Bureau de la compagnie, Rennes

5-  Répétitions du spectacle. Mise en scène. Création lumières : imaginer une création lumière théâtre et une création lumière tout terrain. Travail scénographie, habillage son et vidéo.
> Juin 2020 (1 semaine) – Théâtre de St Quentin en Yvelines
> Juin 2020 (1 semaine) – Studio L’Aire Libre, St Jacques de la Lande
> Septembre 2020 (1 semaine) – La Passerelle, Saint Brieuc
> Décembre 2020 (1 semaine) – Le Canal, Redon

Recherche documentaire

Extrait de témoignage

« Je fais ça depuis presque 10 ans. Au début, c’était parce que j’étais en école d’art dramatique et que je n’avais, de toute manière, pas de problème avec le fait de montrer mon corps. Ça payait correctement et en complément de quelques autres petits boulots, ça me laissait quand même pas mal de temps à moi. J’ai eu parfois des problèmes avec mes copains qui ne comprenaient pas que je me foute à poil devant d’autres personnes. Mais bon dans l’ensemble c’est quelque chose qui a été plutôt bénéfique pour moi. Je fais ça depuis un moment maintenant et avec le recul je vois bien que de me voir belle dans les dessins depuis si longtemps m’a aidé à avoir plus confiance en moi, en mon corps et en ma féminité.

J’aime beaucoup observer les différents regards qu’ont les artistes sur moi, cela varie beaucoup d’une personne à l’autre, et je ne parle pas que de l’angle qu’ils ont de mon corps, plutôt ce que leur style de dessin traduit de leur rapport à mon corps. Ça me fait du bien de savoir que personne n’a la même perception des choses. J’aime le fait que mon boulot permette de montrer un autre physique que les corps qu’on voit d’ordinaire déshabillés et qui sont fins et musclés.

Poser ce n’est pas simple. Une pose académique dure vraiment longtemps et les positions se doivent d’inclure des tensions pour suggérer le mouvement. C’est donc un vrai effort et au bout d’une journée de boulot, je suis complètement vidée. Je n’ai jamais vraiment eu de mauvaises expériences, évidement lorsque je débarque dans une classe de prépa à la rentrée, les jeunes sont gênés et donc moi aussi. Le rapport que j’entretiens avec ceux qui me dessinent est toujours un échange. Bon après, il m’est déjà arrivé de me casser la gueule pendant une pose un peu périlleuse, c’est toujours embarrassant de se retrouver les quatre fers en l’air quand on est nue mais ce sont les risques du métier. »

 

EXTRAITS « Les yeux nus » de Claire de Colombel – Les Impressions Nouvelles

Vendredi 6 décembre

Debout, de dos, la paume de la main droite appuyée au mur, à la hauteur de la poitirine. J’immobilise le bras et je sais où va se créer la zone de tension principale. Pour le reste, ça devrait aller. Le poids du buste est réparti également sur les deux jambes, les douleurs lombaires ne devraient pas se réveiller avant trente ou quarante minutes.
Rester concentrée sur la verticalité pour retarder le moment où le corps se tasse.

Dans la salle, l’estrade sur laquelle je pose est une grosse malle de la hauteur d’une table haute. Y sont rangés les chauffages, le petit tapis de gym et le drap blanc. Elle est collée au mur et les élèves se placent autour, en arc de cercle, debout derrière des chevalets, assises au sol ou sur une chaise, derrière un tréteau qui maintient le carton à dessin dans la bonne inclinaison. Quand j’arrive, l’estrade est déjà mise en place mais les étudiantes s’installent encore. Je grimpe sur ma base mais n’enlève pas mon foulard tout de suite. Je reste en tailleur, le dos droit, accueille les sensations de l’immobilité et parcours la salle du regard. Temps préliminaire où les rôles sont inversés, jusqu’à ce que le brouhaha se dissipe, que François m’annonce la durée des premières poses et qu’il me donne le départ.

Lundi 6 janvier

Le ventre est noué. Deux semaines que je n’ai pas travaillé. Appréhension d’exposer de nouveau à des dizaines de regards ce corps fatigué qui aurait bien dormi trois heures de plus. Corps qui depuis quelques jours teste ses limites. Corps qui a bu trois soirs de suite. Corps pas très ancré qui revient douloureusement à ma conscience quand le réveil sonne. Corps qui s’est ouvert à un autre et encore empreint de lui. C’est tout cela que je m’apprête à exposer, même si les yeux qui vont s’y attarder ne le voient pas.

 

EXTRAITS « Modèle vivant » de Joann Sfar – Albin Michel

J’ai écrit toutes ces pages partagé entre la crainte qu’un livre sur le dessin n’intéresse personne et la certitude que c’est un travail sur des questions universelles. A chaque ligne, la question de la violence, du nu et de la délicatesse est posée. Je n’écrirai jamais de manuel de dessin, ça n’aurait aucun sens. Mais j’ai besoin de parler pour le dessin, parce que personne n’y comprend rien, moi le premier.

C’est une école de semi-psychiatrie. Il y a trois semaines une dame a voulu nous forcer à la regarder à poil. ça fait marrer mais ce n’est pas drôle. Elle va dans les ateliers lorsque le prof n’est pas là et elle dit aux élèves qu’elle est un modèle nu embauché par l’école et qu’elle va poser. Les élèves présents se sentent coupables car ils croient qu’ils ont oublié de noter qu’il y avait un cours de nu. Sauf que cette dame n’est pas inscrite dans l’école. Une nouvelle élève m’a écrit paniqué à ce sujet : « La fausse modèle est là, je fais quoi ? – Tu lui dis de partir. –Mais, Joann, elle ne part pas ! – Tu lui dis que je lui demande de partir ! – Elle s’en fout. Elle va se foutre à poil. » J’écris à la direction. La directrice des enseignements vient d’arriver dans l’école. Elle est obligée de venir dans l’atelier accompagnée d’une autre dirigeante et de signifier à l’instruse de se rhabiller.

Bienvenue aux Beaux-Arts.

Lorsque j’étais étudiant aux Beaux-Arts nous avions un modèle de nationalité hollandaise. Grand, maigre, beau, l’air britannique, c’est bien simple c’était le sosie du Monty Python John Cleese. Il posait systématiquement avec un chapeau vert à plume façon chasseur alpin ou Robin Hood sur la tête. Sa grosse bite, son corps maigre interminable, sa cinquantaine assumée et la plume au chapeau. Et avec les oreilles il faisait quoi ?

Des poses de cordes. Rien de plus dur. S’entortiller dans de lourds cordages qui tombent du plafond, se suspendre, et tenir la pose. J’adorais ce type. Il était drôle et avait un accent métallique genre Robocop chic.

Il dessinait des bandes dessinées pornographiques qu’il parvenait à vendre à des éditeurs genre Elvifrance. Le genre de BD dans lesquelles cinquante dessinateurs ont copié la même photo porno et tout le monde s’en fout. Mais cela ne suffisait pas pour vivre. Ni ça ni les séances de pose aux Beaux-Arts. Heureusement c’était un homme entretenu.

Des artistes américaines ont fait des affichages sauvages il y a quelques années pour dénoncer la surabondance de nus féminins dans les musées et l’absence de nus masculins. En quelque sorte c’est l’homme, ce salaud, qui tient le pinceau pendant qu’on réduit la femme au rôle de modèle ou de muse. Et elle en a marre, la femme, qu’on la mate. Je suis d’accord avec tout ça. Tout aussi d’accord que si une Athénienne venait dire que ça suffit de toujours faire des statues de mecs et qu’il faudrait aussi construire de beaux monuments en l’honneur des femmes, qu’on ne cantonnerait pas au rôle désincarné de déesses ou de nymphes, mais qu’on traiterait enfin comme des êtres qui peuvent porter elles-mêmes le discours sur leur corps, sur leur beauté.

« Il y a le corps habillé entre les séances, et le corps nu qui s’arrête de bouger.

Quand je monte sur l’estrade, je ne déshabille pas le premier.

C’est plutôt comme enlever un costume de scène. » Claire de Colombel