Le Monde / 12 juillet 2020 – Frédéric Potet
Mouvement né dans les années 1970, avec l’objectif de développer la pratique du vélo, la vélorution serait donc en marche. La crise sanitaire a démultiplié l’engouement pour la bicyclette, devenue l’emblème et l’outil des nouvelles politiques de transport et de protection de l’environnement. Partout, il n’est désormais question que de pistes cyclables, de véloroutes, de parkings relais, de garages dédiés, de primes à l’achat, de flottes de vélos cargos… Jamais la petite reine n’avait été à pareille fête, au point qu’il paraît difficile, à l’avenir, de monter un projet, de quelque nature que ce soit, sans accorder une place à cette idole des temps modernes et perturbés.
Au Mans, une compagnie artistique donne l’exemple. Créée il y a dix ans, Organic Orchestra a commencé, jeudi 9 juillet, dans le cadre du festival Les Soirs d’été, une tournée où le vélo occupe un rôle clé : l’engin sert non seulement de moyen de transport aux artistes et techniciens, ainsi qu’au matériel, rangé dans des caisses fixées à des remorques, mais aussi de générateur électrique au dispositif installé sur scène (musique, lumière, vidéo).
Rendue possible grâce à des batteries et à des panneaux solaires accrochés à même les cycles, l’autonomie énergétique est la règle d’or d’Oniri 2070, le dernier spectacle d’Organic Orchestra, une plongée sonore et visuelle dans ce que sera la vie d’ici un demi siècle sur un archipel imaginaire.
Le projet est le grand chantier de Vincent Tchaïbi, alias Ezra, 36 ans, l’un des principaux activistes, en France, du human beatboxing, discipline vocale consistant à imiter le son d’instruments de musique avec sa bouche. Que ce soit avec ses propres créations ou pour accompagner d’autres chanteurs (Camille, Wax Tailor), le musicien a multiplié les tournées, ces dix dernières années. « Avec souvent beaucoup de route entre chaque représentation, raconte-t-il. Dans le domaine de la musique actuelle, les dates de concert sont rarement rassemblées géographiquement. Il m’est également arrivé de faire un aller-retour au Japon sur 48 heures pour jouer deux fois. J’ai cru pertinent de requestionner ce modèle de tournée. »
En 2018, la petite troupe – où figurent une chanteuse et documentariste (Juliette Guignard), un vidéaste (Alexandre Machefel) et un technicien ingénieur (Kevin Loesle) – s’était rendue de Brest à Nantes à bord d’un voilier. Fort d’un matériel léger et transportable, le groupe s’était alors produit une dizaine de fois dans les îles du Ponant. Adapté au vélo cette année, le projet a gagné en sobriété énergétique : chaque représentation a ainsi été pensée pour consommer la valeur symbolique de 1 kWh, soit l’équivalent d’un cycle de lave linge.
Le concept a ses limites, évidemment. La capacité des batteries restreint à une heure et quart la durée du spectacle et à cent le nombre de spectateurs pouvant y assister confortablement. « Mais c’est très bien ainsi, poursuit Ezra. Le but est de pouvoir jouer dans des lieux insolites, difficiles d’accès, en petit nombre et en totale autonomie. » En 2019, la compagnie s’est produite au milieu d’un bois, à l’occasion d’une résidence dans le Vercors.
Au Mans, ces jours-ci, elle s’est installée sur un terrain de sport et dans la cour de récréation d’une école. « L’idée est aussi de créer une bulle avec le public », explique Juliette Guignard, « narratrice » du spectacle par le biais d’enregistrements sonores réalisés en amont, dans lesquels revient le thème des mobilités du futur.
Pour leur propre mobilité, ces fantassins anticarbone ont acheté des VTC d’occasion qu’ils ont ensuite équipés de kits électriques d’aide au pédalage. Mais pas question d’en abuser, sous peine de se retrouver avec des batteries à plat, les soirs de spectacle. Les grands déplacements – par exemple entre Le Mans et SaintMalo, où ils doivent se produire du 15 au 17 juillet – se feront à bord d’un van, équipé d’une remorque pour les vélos.
Economiser les corps
Tous les autres trajets – d’un quartier à l’autre, où spectacles et médiations diverses sont généralement organisés – s’effectueront en revanche sur deux roues, à la force du jarret, à raison de 25 kilomètres par jour. A l’instar des batteries, les corps devront veiller à s’économiser : « Nous devons garder à l’esprit que notre métier est le spectacle vivant, pas le sport », souligne Alexandre Machefel, le vidéaste, adepte de créations visuelles en temps réel. Une partie de plaisir vélocipédique attend les artistes cyclistes, mi-août : les 11,4 kilomètres et les 800 mètres de dénivelé séparant Grenoble du Sappey en Chartreuse (Isère), où ils doivent se produire.
Mais tout écosystème a un prix.
« L’idéal serait de monter une tournée où nous ferions tout à vélo, en supprimant le van, indique Ezra. Ce n’est malheureusement pas toujours nous qui décidons des dates et des lieux. On a bon espoir d’y arriver l’an prochain, en Bretagne. » L’usage du TER pourrait être une alternative : conçues par l’ingénieur du groupe, les caisses fourre-tout – à la fois valises, caissons de basse, supports d’éclairage et tables où poser l’appareillage électronique de création – respectent en effet la taille des bagages recommandée par la SNCF.
Organic Orchestra finira sa tournée en novembre, à Liège, en Belgique. Liège, où, en 1986, le chanteur et poète wallon Julos Beaucarne avait créé une série de spectacles restée dans les mémoires : assis sur des vélos reliés à une minicentrale électrique, 105 spectateurs devaient produire chaque soir, en pédalant, l’énergie nécessaire aux représentations. Julos Beaucarne fut l’un des premiers « vélorutionnaires », dans la période post 68. En 1986, les membres d’Organic Orchestra n’étaient pas nés, à l’exception d’Ezra, qui avait 2 ans. Il faut par fois du temps aux révolutions pour advenir.